LES TEINTURIERS MEDIEVAUX

Le tabou des mélanges :


Cette étroite spécialisation des activités de teintures n’étonne guère l’historien des couleurs. Elle doit être rapprochée de cette aversion pour les mélanges, héritée de la culture biblique, qui imprègne toute la sensibilité médiévale.
Ses répercussions sont nombreuses, aussi bien dans les domaines idéologique et symbolique que dans la vie quotidienne et la culture matérielle . Mêler, brouiller, fusionner, amalgamer sont souvent des opérations jugées infernales parce qu’elles enfreignent la nature et l’ordre des choses voulus par le Créateur. Tous ceux qui sont conduits à les pratiquer de par leurs tâches professionnelles (teinturiers , forgerons, apothicaires, alchimistes), éveillent la crainte ou la suspicion parce qu’ils semblent tricher avec la matière. Eux-mêmes, du reste, hésitent à se livrer à certaines opérations, comme chez les teinturiers le mélange de deux couleurs pour en obtenir une troisième. On juxtapose, on superpose, mais on ne mélange pas vraiment.


Avant le XVe siècle, aucun recueil de recettes pour fabriquer des couleurs, que ce soit dans le domaine de la teinture ou dans celui de la peinture, ne nous explique que, pour fabriquer du vert, il faille mélanger du bleu et du jaune. Les tons verts s’obtiennent autrement, soit à partir de pigments et de colorants naturellement verts, soit en faisant subir à des colorants bleus ou gris un certain nombre de traitements qui ne sont pas de l’ordre du mélange.
Au reste, pour les hommes du Moyen Âge qui ignorent tout du spectre et de la classification spectrale des couleurs, le bleu et le jaune sont deux couleurs qui n’ont pas le même statut et qui, lorsqu’on les place sur un même axe, sont très éloignées l’une de l’autre ; elles ne peuvent donc pas avoir un <palier>intermédiaire qui serait la couleur verte. En outre, chez les teinturiers, jusqu’au XVIe siècle au moins, les cuves de bleu et les cuves de jaune ne se trouvent pas dans les mêmes officines : il est donc non seulement interdit, mais aussi matériellement difficile de mélanger le produit de ces deux cuves pour obtenir une teinture verte. Ces mêmes difficultés ou interdictions se rencontrent à propos des tons violets ; ils sont rarement obtenus à partir du mélange de bleu et de rouge, c’est-à-dire de garance et de guède, mais seulement à partir de cette dernière à laquelle on associe un mordançage spécifique. C’est pourquoi, les violets médiévaux, qui sont rares sur les étoffes, tirent plus vers le bleu que vers le rouge. (L’alun est le principal mordant utilisé par la teinturerie médiévale). Sans mordant la teinture est impossible ou ne tient pas (sauf avec les teintures bleues riche en indigotine) .
Malgré ce grand écart entre la transmission orale et la transmission écrite des savoirs, la teinture médiévale sait être performante ; bien plus performante que la teinture antique, qui pendant très longtemps n’a su bien teindre qu’en rouge. Même si la teinture médiévale a perdu le secret du pourpre véritable, elle a fait de grands progrès au fil des siècles (notamment à partir du XIIe ), surtout dans les gammes des bleus, des jaunes et des noirs. Seul les blancs et les verts continuent à poser des problèmes délicats.


Source : Michel Pastoureau : Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental

3 réflexions sur « LES TEINTURIERS MEDIEVAUX »

  1. C’est excellent Dame Tiffen.
    On en apprend toujours !
    Bravo pour cet article

  2. Dame Tiffen toujours égale à elle-même
    Bel article

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

search previous next tag category expand menu location phone mail time cart zoom edit close